« Désir et lire »

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« Désir et Lire »

Écho à « Désirer lire », thème d’une matinée de travail de l’ACF avec Bénédicte Jullien – Août 2021

« Écrire sur quelque chose qui est presque aussi vital pour moi que de respirer », c’est à peu près ce que j’ai répondu à la collègue qui m’a sollicitée pour cette séquence. Puis, à la lecture de son mail, sitôt lue la formule « désirer lire », celle-ci s’est mise à résonner comme « désir-et-lire », tant la langue toujours se plaît à l’équivoque, de celle, ici, qui réveille dans sa dimension d’énigme. Car oui je lis mais je ne m’étais jamais posée la question de savoir si lire procédait d’un désirer-lire, j’ai envie de dire « je lis comme je respire ». Or le dire ainsi, serait situer le lire du côté d’une « propriété du corps vivant », c’est une formule de Lacan, qui précise « mais nous ne savons pas ce que c’est que d’être vivant sinon seulement ceci, qu’un corps cela se jouit. » (Sém. XX p. 26). Se pourrait-il, ce corps, le mien corps, qu’il se jouît tant soit peu par les voies / voix du lire ? Équivoque à nouveau, car oui, à lire, il y a possiblement une présence de la voix en tant qu’elle véhicule la « motérialité » du signifiant. C’est spécialement perceptible dans la poésie, propre à mon sens, à rendre compte de l’affirmation de Lacan : « l’écrit n’est pas à lire », qui ouvre sur deux questions : qu’est-ce que l’écrit et qu’est-ce que lire ?

Comment rendre sensible cette double valence désir-jouissance qui parcourt pour moi ce qui touche au lire ?

Je saisis le « lire » de la formule « désirer lire » comme un objet convoité en tant qu’il vise une satisfaction. C’est là une modalité du désir dont j’ai à l’occasion un vécu. Fondamental est celui, dans ma petite enfance, de mon obstination à vouloir lire moi-même un livre que je savais par cœur, comme tout enfant qui inlassablement se fait lire et relire l’histoire qu’il prise. Il s’appelait « Le petit remorqueur » et je cherchais à retrouver dans les lettres imprimées les mots entendus de la voix qui les lisait. C’était alors un désir de savoir lire, à entendre ici dans sa dimension de déchiffrage, une opération éminemment solitaire, qui n’a jamais cessé de m’occuper. Il y de cela aussi dans la lecture de Lacan, dont les écrits, comme nuls autres, font « cor-pousse » à l’interprétation.

Or si ce petit livre a pu cristalliser un désir de lire, c’est sans doute parce que circulait pour moi, dans les pérégrinations de ce petit remorqueur, une charge de jouissance singulière, non dénuée d’une certaine souffrance. A la suite d’un déménagement à l’âge de 4 ans et demi, j’ai cherché longtemps « mon petit remorqueur », définitivement perdu. Introuvable aussi un livre qu’à un moment de ma vie, j’ai désiré re-lire, sans qu’aucunement je ne sache pourquoi. Aujourd’hui je ne peux que me demander quel objet caché pouvait bien en son temps receler ce désir là ?  Car désirer lire peut être désirer… lire une certaine chose mais de cette chose, qu’en est-il ?

Quant au désirer-lire absolu, qui ne viserait aucun objet repérable, j’en fis l’expérience lors de courtes vacances en Tunisie, où, étrangement, je débarquai sans rien à lire. J’en éprouvai un réel mal-être et je me surpris à déchiffrer tout ce qui de lisible tombait sous mon regard comme autant d’oculus ouverts dans le foisonnement de l’écriture arabe, par exemple tout ce qui se trouvait écrit sur la boîte du déjeuner chocolaté, ce pourquoi je parle de déchiffrer et non de lire. Mue par le manque, je trouvai d’un pas sûr le chemin d’une bibliothèque et de livres en français.

Exception faite des publications en ligne, telles nos  « hebdo-blog, Lacan Quotidien, Ironik », et autres, le désir de lire reste associé pour moi à ces objets matériels que sont les livres, les journaux, les revues.

A l’époque d’avant Google et Wiki, j’ai beaucoup fréquenté les bibliothèques, ces lieux où se conjuguent désir de lire et désir de savoir, j’y arrivais avec mes petits carnets pour pouvoir questionner les petites fiches bristol si bien rangées dans leurs casiers à tiroirs. Quand la bibliothèque était à 40 km, le corps étant impliqué dans l’aventure, il y fallait sans doute bien du désir.

« Désir et Lire », en trois mots, m’évoque un sujet occupé à lire, pris dans un lire qui aurait à voir avec l’objet cause, autant qu’avec plaisir et jouissance. C’est ma mère disant ne pas pouvoir s’endormir sans avoir lu un chapitre de son roman en cours, et se plaignant de ne pouvoir le faire toujours qu’après minuit. C’est, dans un tressaut de rire, un lire comme à la sauvette, celui de mon père accroupi au-dessus d’un journal étalé au sol, avec son drôle de nom : « Le hérisson, Le canard enchaîné, Harakiri ». C’est un grand-père ouvrant de gros livres en présence de ses gendres pour leur parler de sa guerre. C’est une grand-mère déplorant d’avoir encore une fois acheté un livre qu’elle ne comprenait pas parce qu’elle n’avait pas eu « la chance d’aller à l’école ». Ce sont, sur un flokati, mes enfants tout petits, m’écoutant lire de la poésie.

C’est le discours de l’école dite élémentaire, assez portée à ignorer le désir, et à coincer le lire entre injonction et interdit.

Mais c’est aussi notre École, celle de la Cause freudienne, c’est Lacan me tirant du lit en pleine nuit car je viens de retrouver où relire le passage dont le manque m’a taraudée toute la soirée. Lacan dont j’ai toujours trois ou quatre séminaires ouverts en même temps, plus un au moins qui se lit en cartel, séminaires vigoureusement « transcris », selon son propre mot, par JAM, qui nous les rend lisibles, et que je lis toujours dans l’articulation avec l’Ecrit correspondant. Le Séminaire donc se lit tandis que de l’Écrit, je tente de déchiffrer quelque chose, m’agaçant parfois de cette écriture tordue ou en savourant le style, la précision, l’équivoque délicieuse, l’aporie énigmatique, la connivence de l’ellipse, l’allusion érudite, l’absolue pertinence d’une formule géniale. Il y a cette jouissance de la lecture solitaire, mais aussi, sous les formes diverses que nous offre l’École, la joie du travail à plusieurs, où le lire pousse au dire et au dire mieux, à l’écrire, et qui se nourrit de toute la littérature qui s’y produit de façon incessante. Il y a plus spécifiquement, le lire depuis sa place dans un cartel, où se frottent les interprétations, comme des silex pour en faire jaillir l’étincelle.

En termes d’appartenance d’École, une nécessité vibre au joint où s’acoquinent désir de lire et désir de l’analyste.