« Une vraie femme, c’est toujours Médée »

« Une vraie femme, c’est toujours Médée[1] »

Texte présenté lors de la séance de l’Atelier de lecture de l’ACF à la Réunion- Avril 2021

C’est à la fin de son texte « Mèrefemme[2] » que Jacques-Alain Miller fait référence à la figure de Médée. Il dit ceci : « […] Médée, c’est le mémento qu’il faut pour faire se souvenir à l’homme endormi […] que la féminité ne s’éteint pas dans la maternité. Ce pauvre con de Jason croyait que sa femme l’aimait comme une mère ![3]»

C’est en prenant pour exemple cette figure de la mythologie grecque qu’il va écrire dans « Médée à mi-dire », cette phrase : « Une vraie femme, c’est toujours Médée ».  C’est Lacan qui, le premier, introduit cette notion de « vraie femme[4] ».

Mais alors, qu’est-ce qu’une « vraie femme » ? D’un point de vue analytique, nous dit J.-A. Miller, « une vraie femme n’est pas la mère[5] ».

Soit ! La mère c’est celle qui a, c’est l’Autre de la demande, c’est l’abondance. En revanche, une « vraie femme », telle que Lacan en fait miroiter l’existence éventuelle, c’est celle qui n’a pas, c’est l’Autre du désir, c’est celle qui, « de ce « n’avoir pas », fait quelque chose[6] ».

Alors en quoi Médée illustrerait-elle « une vraie femme » ?

 Le mythe de Médée, version courte !

Médée est la fille du roi de Colchidie qui détient la Toison d’Or. Elle est donc à la fois d’ascendance royale mais possède également de nombreux pouvoirs magiques qui font d’elle en quelque sorte une sorcière.

Lors de la venue des Argonautes en Colchidie, qui sont à la recherche de la Toison d’Or, elle tombe éperdument amoureuse de Jason. On parlerait aujourd’hui de coup de foudre : elle le voit, elle l’aime et elle le veut ! Médée, par amour pour Jason, est alors prête à tout pour l’aider dans cette conquête, quitte à trahir son père. Une fois la Toison d’or en leur possession, Médée s’enfuit alors avec Jason, non sans assassiner et dépecer au passage son propre frère !

Revenus en Thessalie, le roi Pélias refuse le trône à Jason malgré sa réussite dans la quête de la Toison d’Or. Usant de ses pouvoirs magiques, Médée parviendra à le faire assassiner puis manger par ses propres filles !

Médée et Jason se réfugient ensuite à Corinthe où ils auront deux enfants. Au bout de quelques années, Jason répudie Médée pour épouser Glaucé, la fille du roi.

 Comment Médée réagit à ce laisser-tomber de Jason ?

Médée aurait pu tuer Jason, ce qu’il redoute quand il s’aperçoit que Médée est passablement contrariée qu’il l’ait trompée. Or ce n’est pas ce qu’elle va faire. Elle va opérer autrement : elle va sacrifier, tuer les deux enfants qu’elle a eus de Jason.

En agissant ainsi, elle s’en prend à ce qu’il a de plus précieux, sa descendance en tant que ses enfants l’inscrivent dans la chaîne symbolique de la filiation, de la transmission à partir du nom. Est-ce qu’on peut dire que quand Médée tue ses enfants, ce n’est pas l’acte de la mère ? Car ses enfants elle les aime, « […] mais pas au prix de consentir à n’être que leur mère, déchue de la place qu’elle tenait du désir de l’homme qui est le sien. L’acte féminin […] est d’arracher le plus précieux, l’agalma[7]. »

Par vengeance, Médée vient ébranler le nom de Jason, ce qui pourrait lui succéder, en quelque sorte son avenir. D’ailleurs, elle ne s’arrête pas là : elle tue aussi l’amante de Jason, le privant encore de toute descendance possible. J.-A. Miller le formule ainsi : « Du même coup, elle frappe l’homme dans sa béance. Son acte, en effet, n’est pas le soin ; son acte n’est pas de nourrir l’homme, ni de le protéger, c’est de le frapper ; sa menace, de pouvoir toujours le faire[8]

Et Médée ne s’arrête pas là !

D’abord quand Jason lui demande de lui rendre les corps de ses enfants pour les enterrer, elle refuse et les emmène avec elle sur un char, le privant ainsi de sépulture où son nom aurait pu figurer. Ensuite, en tuant l’amante de Jason, le privant ainsi de la possibilité qu’elle lui donne des enfants à son tour.

Donc, certes elle lui laisse la vie sauve mais lui « pourrit » son avenir. Chez Médée, on peut dire que la vengeance se situe sur le versant de la haine (envers de l’amour) et vise le sujet et pas la personne.

 Médée : logique du tout versus logique du pas tout ?

On peut dire qu’en tant que mère, Médée répond à la logique phallique : elle donne des enfants à Jason, il est père, elle est mère, c’est la logique de la descendance, de la succession, de la filiation. C’est une logique du tout.

Mais ce qu’on constate, c’est que bien qu’elle semble prise dans cette logique phallique, elle ne recule pas à sacrifier « ses objets phalliques[9] », ses enfants, ce qui la faisait mère donc, quand Jason la « laisse tomber ». Une fois la « mère drainée », il semble qu’il reste une femme, une femme certes haineuse dans le cas de Médée !

« Une vraie femme », dit J.-A. Miller, « c’est le sujet quand il n’a rien – rien à perdre. Une vraie femme, à la mode de Lacan, ne recule devant rien, devant aucun sacrifice, quand le plus précieux est en jeu – devant rien, là où l’homme, obnubilé, empêtré par ce que lui a à perdre, ne s’avance pas, détourne le regard, passe à autre chose. Et c’est ce qui faisait dire à Freud : les femmes n’ont pas de surmoi[10]. »

Il semble que pour Médée, comme le dit J.-A. Miller, « les enfants n’aient pas si bien leurré en elle le désir d’être le phallus[11] ».

Donc, au sein d’une même femme, Médée, apparaît « […] un fonctionnement qui dissocie une logique universaliste qui l’inscrit dans le registre des lois humaines (celles du père et de la transmission), et une logique d’un autre ordre, qui, dans cet exemple-là, est à la fois la logique de l’amour et de la haine – l’amour versus la haine[12]. » C’est parce qu’elle aime Jason qu’elle agit ainsi, c’est donc une logique de l’amour, une logique du registre du pas-tout, qui signe l’absence d’universalité du féminin.

 Pour conclure

Je reprendrai les propos de J.-A. Miller : « Médée ne voulait pas être mère sans être en même temps l’Autre femme. Il peut arriver qu’une maternité éteigne chez une femme la féminité. Cela se rencontre. Mais que la mère reste toujours femme, un homme ne l’oublie qu’à ses risques et périls[13]. »

[1] Miller J.-A., « Médée à mi-dire », La Cause du désir, n°89, 2015, pp. 113-114.

[2] Miller J.-A., « Mèrefemme », La Cause du désir, n°89, 2015, pp. 115-122.

[3] Ibid., p. 122.

[4] Jacques Lacan emploie cette expression à la page 761 de « Jeunesse de Gide, ou la lettre et le désir » (Écrits, Paris, Seuil, 1966).

[5] Miller J.-A., « Médée à mi-dire », La Cause du désir, n°89, 2015, p. 113.

[6] Miller J.-A., « Médée à mi-dire », La Cause du désir, n°89, 2015, p. 113.

[7] Miller J.-A., « Médée à mi-dire », La Cause du désir, n°89, 2015, p. 114.

[8] Ibid.

[9] Brousse M.-H., « Qu’est-ce qu’une femme ? », Le Pont freudien, conférence prononcée au Canada en avril 2000, disponible sur internet.

[10] Miller J.-A., « Médée à mi-dire », La Cause du désir, n°89, 2015, p. 114.

[11] Miller J.-A., « Mèrefemme », La Cause du désir, n°89, 2015, p. 122.

[12] Brousse M.-H., « Qu’est-ce qu’une femme ? », Le Pont freudien, conférence prononcée au Canada en avril 2000, disponible sur internet.

[13] Miller J.-A., « Mèrefemme », La Cause du désir, n°89, 2015, p. 122.




« Ça commence par c’est… »

Ça commence par c’est…

Atelier de lecture avec Claudine Valette-Damase – Juin 2021

Nous sommes coupés de notre corps instinctuel du fait du langage. Nous l’avions abordé dans le premier atelier de lecture à propos de l’instinct maternel qu’il n’y a pas.

Dès la naissance et en anténatal, l’enfant est vu à partir du sexe anatomique. Ça commence par un : c’est un garçon, c’est une fille. « Lorsque l’enfant paraît, la langue opère une coupure avec l’anatomie » souligne Claudine Valette Damase dans un article « C’est une fille[1] », écrit à propos du livre Fille[2] de Camille Laurens. « Des paroles qui percutent[3] », nous dit-elle. Puis elle ajoute : « être fille ou être garçon ne va pas de soi, c’est une question à laquelle chaque génération répond à sa façon[4]».

Le roman autobiographique de Camille Laurens dans lequel quatre générations de femme se succèdent, se passe dans les années 60, dans une famille où, tous, attendent un garçon.

La nomination par l’Autre est prise dans son désir : à l’annonce de son sexe anatomique, la mère pense « c’est raté » et le champagne n’est pas sorti. Le père, lui, ne se souvient plus du prénom pour la déclaration de naissance à la mairie et finalement, il la prénomme Laurence en hommage à Laurence Oliver. L’auteure voit dans l’étymologie latine de son prénom, laurus, laurier, un insigne que son père ajoute pour conjurer la « née-sans ». Puis, en se choisissant « Barraqué » comme patronyme dans son roman, elle redouble la masculinité désirée. La grand-mère, quant à elle, apprend par le prénom l’arrivée de sa petite fille et associe immédiatement Laurence à « l’eau rance » !

La question du corps sexué ne se résout pas par la nomination : « La difficulté du corps se rencontre comme corps image, biologique, anatomique et un corps que l’on éprouve et l’éprouvé du corps se fait à partir du langage[5] », nous rappelle Bénédicte Jullien. Lacan indique « L’être sexué ne s’autorise que de lui-même… et de quelques autres[6] ». Cela évoque ce qu’il a écrit deux ans plutôt à propos du psychanalyste.

La question, celle de l’être sexué, « qui s’autorise de lui-même », se pose pour chacun ; le sexuel du corps ne dit rien du genre, ce que le « questionnement trans » met en évidence car il ne s’agit pas uniquement d’un questionnement qui concerne les trans. Pour chacun, il peut y avoir quelque fois un écart entre la nomination, l’identification et l’éprouvé du corps. « S’autoriser de soi-même » veut dire qu’il n’y a pas de garantie, pas de garantie de soi-même par un Autre ; ainsi chacun a à inventer sa façon d’être un homme ou une femme…. et « de quelques autres » signifie dans le lien social.

L’éprouver, éprouver son corps, serait le rapport que chacun, chaque LOM, a à son mode de jouir ?

Dans le livre « Fille », comment qualifier l’usage que Laurence a de ce signifiant « fille » ? Signe du désir de l’Autre, chemin où « surgit une pierre de parole qui tient au sexe[7] » ?

Au fur et à mesure du travail d’écriture, ce signifiant qu’elle fait se dégonfler, se décale. Elle entend les paroles de sa fille « c’est merveilleux une fille[8] ». Le merveilleux n’est pas parce que c’est merveilleux, pris du côté du sens, mais parce que ça met un écart entre c’est et une fille.

Ça commence par c’est…Quelque chose de nouveau commence alors pour elle.

Un garçon, une fille c’est aussi l’universel, la norme mâle.

[1] Valette-Damase C., « C’est une fille », in Le zappeur, newsletter du blog des 6èmes journées de l’Institut Psychanalytique de l’Enfant, « La sexuation de l’enfant », mars 2021.

[2] Laurence C., Fille, Paris, Editions Gallimard, 2020.

[3] Valette-Damase C., « C’est une fille », in Le zappeur, Institut Psychanalytique de l’Enfant, la sexuation de l’enfant, mars 2021

[4] Ibid.

[5] Jullien B., « Le transgenre : entre fluidité et binarisme », Lacan Web Télévision, 2021.

[6] Lacan, J., Le Séminaire, livre XXI, Les non-dupes errent, leçon du 9 avril 1974, inédit.

[7] Miller J.-A, L’os d’une cure, Paris, Navarin Éditeur, 2018, p. 20.

[8] Laurence C., Fille, Paris, Editions Gallimard, 2020, p ?